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Afif Chelbi, Economiste : “Le développement régional devrait être considéré comme une opportunité”

 

L’ex-ministre de l’Industrie a proposé un “Plan Marshall région”, décliné en 8 catégories d’actions. Ce plan permettrait de mettre en place 10 pôles urbains d’attractivité, qui abriteraient un total de 100.000 emplois sur 10 ans.

Lorsqu’il s’agit de la question épineuse du développement régional, les interrogations restent souvent sans réponse. Car il est difficile d’en cerner les enjeux et de trouver le juste équilibre entre dépenses publiques et objectifs tracés. Quel modèle adopter ? Comment mobiliser les fonds nécessaires pour atteindre les résultats escomptés ? Est-ce que le secteur privé a un rôle à jouer dans la dynamique du développement régional? Dans l’optique d’apporter des réponses à ces questionnements, le Forum de l’Académie politique et l’organisation allemande, Konrad Adenauer Stiftung, ont récemment organisé une rencontre-débat sur le thème “Investissement public et développement régional: rôle de l’Etat”, qui a été ponctuée d’interventions d’économistes et d’experts. Prenant part à l’événement, l’économiste Afif Chelbi a présenté un “plan Marshall région”, décliné en 8 catégories de propositions. Mais il a d’abord dressé l’état des lieux de la situation économique et est, également, revenu sur les politiques de développement régional adoptées depuis l’indépendance.

Le consensus de Washington battu en brèche, l’Etat développementaliste prévaut

L’ex-ministre de l’Industrie a expliqué, en premier temps,  les raisons derrière l’échec de l’Etat à atteindre une   croissance plus élevée et plus équilibrée, depuis l’indépendance jusqu’en 2010. “La croissance qui a été enregistrée en Tunisie entre 1960 et 2010 a été significative. Elle a été plus élevée que celle de la plupart des pays du monde sauf les dragons asiatiques. C’est une croissance significative mais qui n’a pas occulté les lacunes qui ont empêché la Tunisie d’atteindre une croissance plus élevée et plus équilibrée”, a-t-il précisé.

Selon l’économiste, ces lacunes puisent leur origine dans  des failles de gouvernance mais également dans le blocage idéologique sur la nécessité d’un rôle volontariste de l’Etat. “ Ce blocage est né de ce que j’appelle le traumatisme des années 60 résultant de l’échec des politiques étatistes, puis de la crise de 86 avec le choc du plan de l’ajustement structurel qui a imposé le consensus de Washington en Tunisie. Or, à l’international, ce consensus a été battu en brèche depuis des décennies, bien avant le Covid”, a-t-il ajouté. Il a indiqué que, depuis la crise  Covid, un nouveau consensus s’est dessiné à l’international. Il se base sur deux grandes idées, à savoir l’efficience de l’initiative privée comme moteur de croissance et  l’importance du rôle de l’Etat développementaliste, stratège et volontariste. “En Tunisie, cette incompréhension a induit une faible conscience que les déséquilibres régionaux ne pouvaient être réduits par le simple jeu des lois du marché. Cela a induit, à mon sens, une grave erreur de politique économique avant 2010.  C’est que l’aisance financière n’a pas été mise à profit pour impulser davantage les infrastructures logistiques et technologiques. Ce qui aurait permis d’atteindre un autre palier de développement, notamment dans les régions. Malheureusement, depuis 2011, cette erreur a été décuplée avec la perte de notre souveraineté financière, la dette publique passant de 25 à 108 milliards de dinars entre 2010 et 2022”, fait-il savoir.

Les cinq périodes de développement régional en Tunisie

Faisant une analyse des politiques de développement régional qui ont été mises en œuvre depuis l’indépendance, Chelbi a passé en revue les éléments caractéristiques de chacune des périodes qui ont marqué ces politiques. La première décennie a été, selon l’économiste, caractérisée par  le rôle prépondérant de l ‘Etat et par la politique protectionniste qui ont permis le lancement des grands projets industriels publics, mais qui restaient  circonscrits en l’absence d’encouragement de l’investissement privé. “Globalement la première décennie a créé, en gros, pour la Tunisie, moitié moins d’emplois que la décennie suivante.”, a-t-il enchaîné. Il a affirmé que la libéralisation de l’initiative privée, au cours de la  deuxième décennie (1971-1980), a permis de dégager des résultats très probants en matière de création d’entreprises et aussi  d’exportation mais qui étaient  très insuffisants en termes de décentralisation ou de développement régional.

La période de pré-ajustement structurel (1980-1986), qui coïncidait avec une dégradation de la situation économique du pays, a vu la création de plusieurs projets régionaux non économiques mais qui ont fini tous par péricliter, a-t-il affirmé.

De 1987 à 1990, le plan d’ajustement structurel a permis de rétablir progressivement les équilibres macroéconomiques mais “a posé, selon l’économiste, des freins durables pour des politiques de développement régional plus ambitieuses”. L’accord d’association avec l’Union européenne (1995) a permis, cependant, d’entamer une nouvelle ère de croissance, mais avec un moindre impact sur le développement régional. En effet, Chelbi a expliqué, en ce sens, que ledit accord  a été un catalyseur de compétitivité pour les entreprises. La réussite était palpable en termes de croissance et d’exportation (les exportations ont été multipliées par quatre). Cependant, les résultats ont été moins probants pour le développement régional, “même si une inflexion a été enregistrée à partir de 2008”.

L’économiste a expliqué, à cet égard, que les mouvements sociaux, qui ont éclaté à Gafsa en 2008, ont été à l’origine d’un changement de cap avec l’accélération de la réalisation de technopoles régionaux. L’évolution du taux des emplois industriels dans les zones de développement régional, qui est passé de 7% (sur la période 1960-1990) à 14% en 2010, témoigne de cette dynamique qui s’est installée dans les régions. “Cette évolution constatée entre 2008 et 2010 est due à une nouveauté dans notre histoire économique qui est un début de déplacement vers l’axe intérieur avec l’installation de 10 grands projets industriels de 1000 emplois et plus tels que Yazaki à Gafsa, Sumitomo à Jendouba … Ce qui fait qu’à la fin de la décennie 2000,  8 gouvernorats intérieurs  sur 14 comptaient chacun plus de 100 entreprises de plus de 10 emplois contre un seul gouvernorat de l’intérieur  appartenant à ce club des 100 en 2000. Cela demeurait bien moins insuffisant,  la  part des investissements privés   dans les régions restant, malgré ces progrès, limitée”, a-t-il expliqué. Le bilan de ces cinq décennies a révélé, en effet, un paradoxe: alors que  les investissements publics au niveau régional ont été très significatifs (entre 1992 et 2010,  les 14 gouvernorats de l’intérieur ont reçu près du double des investissements publics par habitant que les gouvernorats côtiers), les investissements privés   par habitant dans les gouvernorats intérieurs n’ont pas suivi et ont été à peu près au quart des investissements privés par habitant sur la côte.  Selon Chelbi, ce paradoxe tient au fait que ces politiques de développement ont été à dominante d’assistance plutôt que de développement. Il s’agissait surtout d’infrastructures sociales qui ont amélioré le niveau de vie mais qui n’ont pas assuré un environnement favorable à l’investissement privé. “Tout en maintenant l’effort social uniforme, il aurait fallu mener des actions ciblées sur un nombre limité de villes, qui constitueraient des îlots de dynamisme, des pôles d’attractivité capables d’offrir à l’investissement privé l’environnement adéquat», a-t-il ajouté.  Revenant sur la situation économique qui a prévalu  après 2011, l’économiste a souligné que lors de cette période “un véritable tsunami a frappé l’économie tunisienne, résultat de décisions politiques délibérées de destruction massive de l’Etat et de ses institutions, à la fois au niveau national et au niveau régional”.  Les conséquences se font sentir sur le niveau de vie du Tunisien, sur les investissements publics et privés qui ont chuté  ainsi que sur la création d’emplois et la compétitivité qui s’est dégradée.

Le Plan Marshall région

Face à l’urgence d’agir, il y a lieu de s’interroger sur les actions à entreprendre. “Faudrait-il revenir à l’investissement public direct dans le secteur productif? Je dirais : sûrement pas, car tout projet productif doit se situer d’emblée sur le marché international. Faudrait-il pour autant laisser-faire l’effort du marché seul? Sûrement pas non plus. Il faudrait des actions publiques qui conserveraient tout sauf l’investissement public direct, dans le secteur productif”, a expliqué l’économiste. Il a proposé, dans ce cadre, un plan Marshall région qui s’articule autour de 8 catégories de mesures qui sont les suivantes:

1- rétablir la confiance en l’Etat de droit. Pour l’intervenant, il n’est pas possible, dans le climat actuel qui sévit dans les régions, de pousser l’investissement privé si , au préalable, la confiance dans l’Etat de droit n’est pas rétablie, pour mettre un terme aux blocages de l’entreprise, qui font perdre des dizaines de milliers d’emplois dans les régions.

2-Mobiliser 30 milliards de dinars d’investissement sur 5 ans dont deux tiers publics et un tiers privé. La Tunisie d’aujourd’hui dispose déjà de 5 milliards d’euros (plus de 15 milliards de dinars de crédits accordés par les différents bailleurs de fonds) qui ne sont pas consommés. Pour l’ex-ministre, la question n’est pas tellement une question de financement, mais de gouvernance. Il a indiqué, en ce sens, qu’il est aisé de mobiliser de telles sommes sous réserve de présenter un programme national crédible. Ces investissements emporteraient quatre dimensions: désenclavement des régions, aménagement de 10 pôles d’attractivité, amélioration des conditions de vie, financement et appui aux entreprises.

3- Désenclaver les régions avec un arrimage ambitieux au reste du monde. Lancer un grand programme d’infrastructure, logistique et technologique (port, plateforme multimodale, extension des réseaux routiers, fibres optiques… etc). L’économiste propose à cet égard de scinder le titre II du budget de l’Etat en deux volets: les investissements sociaux, d’une part, et les investissements d’appui aux entreprises, d’autre part.

4- Mener des politiques de cluster ambitieuses à l’international, développer des clusters et des filières basées sur des chaînes de valeur visant l’intégration des facteurs immatériels de compétitivité qu’il faut construire et non pas réduire les régions à un aspect d’intégration physique de ressources locales, ce qui serait une vision réductrice du développement régional. L’objectif étant une intégration par le haut aux marchés internationaux.

5-Constituer, par étapes, 10 pôles urbains d’attractivité. Il s’agit d’aménager, d’une façon progressive, au sein de 10 villes chef lieux de gouvernorats intérieurs  de véritables pôles d’attractivité, et ce, non pas en créant des villes nouvelles, mais après un diagnostic approfondi de chacune de ces 10 villes, en identifiant quels sont les réaménagements d’espace à faire. L’objectif derrière est d’assurer dans un rayon de proximité, de quelques kilomètres, la disponibilité pour les entreprises et pour leurs personnels de toutes les commodités d’un environnement attractif pour la production et pour le cadre de vie. L’économiste a rappelé, dans ce cadre, que les principales composantes d’un pôle d’attractivité sont d’abord une offre immédiate  de terrain et de bâtiments pour les activités industrielles et de service;   une offre d’habitat, d’une part, et de commodité, d’autre part, pour l’ensemble du personnel et leurs familles; une offre de formation et de recherche et une connexion logistique et technologique. Chaque pôle abriterait 10 mille emplois sur 10 ans soit une population de 30.000 personnes pour les 10 pôles, ce serait 100.000 emplois et 300.000 habitants qui seraient concernés. Ces pôles seraient réalisés en mode PPP ce qui constituerait un nouveau concept de gestion des grands projets.

6- Améliorer les conditions de vie des citoyens. Cela passe, selon l’intervenant,  par le lancement d’un programme international intégré de lutte contre la pauvreté, la mise à niveau des équipements publics de santé, d’éducation, de culture, sport … La dotation des régions de cadres de haut niveau, en leur accordant, entre autres, une exonération de 25% d’impôt sur le revenu et la réhabilitation des quartiers populaires dans les grandes villes

7-Renforcer les incitations et les financements qui sont indispensables pour compenser le surcoût des implantations dans les zones intérieures. La création de la banque des régions est décidée depuis 2012 et qui est reportée serait un élément important de ce dispositif avec en particulier une ligne de crédit de 1 milliard de dinars à taux zéro qui apporterait, en plus des financements, un coaching de proximité au promoteur.

8- La mise en place d’une gouvernance d’exception, compte tenu de la dégradation de la situation des administrations nationales et régionales avec la mise sur pied de 10 task forces régionales pilotées par une coordination nationale.

En 2045, 30% seulement de la population habiteraient les régions intérieures

Afif Chelbi a, en conclusion, appelé à considérer le développement régional comme étant “une chance et non pas un problème”. La mise en exécution d’un tel plan Marshall est  aujourd’hui, selon l’économiste, un impératif, étant donné l’accélération prévue du flux d’exode des régions intérieures vers le littoral. “En 2019, la population de la Tunisie était de 11, 6 millions dont 4,6 millions habitant dans les 14 gouvernorats de l’intérieur (40%). Et la tendance va s’accélérer. Des études ont été faites sur les projections à 2045, nous serions 15 millions d’habitants dont 30% seulement dans les régions intérieures et 70% entassés sur les côtes. Or, le développement régional devrait être considéré comme une chance puisqu’il permettrait une nouvelle source de croissance en permettant à 70% du territoire national de croître et de se développer”, a-t-il souligné.

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